Le pélerinage de Saint Jacques de Compostelle (ez ateratzen)

Le pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle, phénomène social et politique

Ce pèlerinage est évoqué par les historiens qui présentent l’histoire de la vallée de Lantabat. Pour des raisons politiques, démographiques, culturelles, économiques, il revient sur le devant de la scène avec le développement de ce pèlerinage à la fin du XXe siècle, alors que la pratique religieuse est en chute libre en Occident. Et ce, après cinq siècles de quasi disparition. L’importance du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle a déjà fait l’objet de vifs débats entre historiens (1). Pour mieux prendre la mesure de ce phénomène et en éclairer la portée, voici un rappel historique puis le texte concernant le Pays Basque, extrait du Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, attribué à Aimery Picaud (1139).

Saint Jacques contre l’Islam

Le grand prestige que donne la présence des reliques de Saint Jacques va aider les rois des Asturies à consolider leur position face aux musulmans qui occupent une partie de l’Espagne et aussi à faire connaître leur lutte en Europe. Le roi Alphonse II et ses descendants font de l’apôtre le symbole de leur combat contre l’islam. En l’an 859, le roi Ordoño des Asturies, affirme avoir gagné la Bataille de Clavijo contre les musulmans parce que Jacques, le «Santiago Matamoros», est apparu à ses côtés pendant le combat. Cette intervention miraculeuse fait que Santiago devient le patron de la Reconquête et de l’Espagne. L’image de ce Santiago guerrier, sur son cheval, épée à la main, va se répandre tout au long du Chemin. On ne peut pas nier que la découverte des reliques se produit à un moment très opportun pour les récents royaumes chrétiens cherchant à se développer et agrandir leurs territoires. Cela va leur permettre de passer des montagnes où ils étaient confinés, aux plaines fertiles. Et ce n’est sûrement pas un hasard...
La renommée du nouveau lieu saint grandit rapidement et le roi Alphonse III fait agrandir la cathédrale en 899. Celle-ci sera détruite en 997 par les invasions du chef musulman de Cordoue Al-Mansour, «Le Victorieux», qui respectera les reliques. La légende raconte que les prisonniers chrétiens furent obligés de transporter les cloches de la cathédrale jusqu’à Cordoue. Deux siècles et demi plus tard, quand le roi Ferdinand III reconquiert la ville, elles sont ramenées à Santiago à dos des prisonniers musulmans. La Cathédrale de Santiago est reconstruite vers l’an 1000 par l’évêque Pedro de Mezonzo, et agrandie en plusieurs phases entre les XIe et XIIe siècles.
Le pèlerinage atteint son apogée au XIIIe siècle, avec plusieurs centaines de milliers de pèlerins chaque année. En 1211, le roi Alphonse IX assiste à l’inauguration de la «nouvelle cathédrale», marquant toute l'importance de ce lieu pour le royaume. On aura compris que ce pèlerinage a pour but d’implanter une population chrétienne sur des territoires abandonnés par les musulmans vaincus par les armes.
La chute du pèlerinage durant cinq siècles
Si la cité galicienne continue de prospérer jusqu'à la fin du XIVe siècle, divers événements européens vont progressivement tarir le flot des pèlerins : les épidémies de peste noire au XIVe siècle ; la guerre de Cent Ans en France, avec l'afflux de brigands sur les chemins lors des courtes périodes de trêves; la réforme protestante qui discrédite le «culte des reliques», puis les guerres de religion. Les philosophes humanistes, tel Erasme, dénoncent les superstitions et les abus qui lui sont attachés. Luther renchérira en mettant en doute l'authenticité des reliques de l'apôtre et conclura : «Laisse donc tomber et n’y va pas. Laisse-y voyager celui qui le voudra mais toi, reste chez toi». Étonnamment, les hommes d'Église de la Contre-Réforme catholique abonderont en ce sens, vantant la supériorité du pèlerinage spirituel sur la pérégrination terrestre. La philosophie rationaliste des Lumières allait achever de rendre cette pratique suspecte. Les conflits entre la France et l'Espagne font obstacle à la circulation des pèlerins, parfois soupçonnés d’espionnage. Des complications administratives pour les pèlerins sont mises en place par Louis XIV qui ira jusqu'à interdire aux sujets de son royaume tout pèlerinage dans un royaume étranger, ce qui de facto, interdit le pèlerinage jacquaire.
Si le XVIIIe siècle marque une légère reprise de la pratique du pèlerinage —quelques grands personnages se font portraiturer en tenue de pèlerins— la «pensée rationaliste des lumière» est de plus en plus critique vis-à-vis du culte des reliques et de la population des pèlerins considérés comme des gueux, des oisifs ou des libertins. Le tournant du XIXe siècle marque un coup d’arrêt brutal: la Révolution française, la campagne d’Espagne par Napoléon 1er, puis la saisie des biens de l’Église par la république espagnole à partir de 1836 mettent à mal toute la structure d'accueil et d'hébergement des pèlerins. On ne compte ainsi qu’une quarantaine de pèlerins le 27 juillet 1867 pour la fête de l'apôtre saint Jacques dans sa cathédrale. En 1900, Mgr Duchesne porte le coup de grâce au culte de saint Jacques, en remettant en cause non seulement son apostolat en Espagne, mais aussi, à l'instar de Luther, l'authenticité des reliques vénérées à Compostelle pourtant reconnue par le pape Léon XIII.
Du XIVe à la fin du XIXe siècle, soit durant cinq siècles, le pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle est donc un phénomène qui s’affaiblit jusqu’à frôler la disparition.

La renaissance au XXe siècle

La «redécouverte des reliques» en 1879, puis leur authentification en 1884, relance l'idée de pèlerinage. En 1938, un grand pèlerinage est organisé à Santiago, alors que l'année jubilaire de 1937 a été prolongée d'un an par une faveur spéciale du pape Pie XI.
En 1950, à l'occasion du millénaire du pèlerinage de l'évêque Godescalc, la France se dote d'une structure qui sera à l'origine de la renaissance de ces chemins : la Société des Amis de Saint-Jacques, fondée en 1950 par Jean Babelon, conservateur en chef à la Bibliothèque nationale. Sous l'impulsion de René de La Coste-Messelière, qui le rejoindra deux ans plus tard et qui présidera l’association de 1978 à sa mort en 1996, le pèlerinage va peu à peu retrouver sa vitalité.
En 1982, le pape Jean-Paul II vient en pèlerin à Compostelle et lance un appel à l'Europe pour «retrouver les valeurs authentiques qui couvrirent de gloire son histoire». En 1987, le Conseil de l'Europe déclare les chemins de Saint-Jacques «premier itinéraire culturel européen». En 1993, le Camino frances est classé Patrimoine mondial de l’UNESCO. En 1989, Jean-Paul II revient à Compostelle pour les quatrième Journées mondiales de la jeunesse. L’engouement en faveur du pèlerinage va alors progresser de façon spectaculaire. En une vingtaine d’années, la fréquentation a été multipliée par cinquante : 2 900 pèlerins ont reçu la compostela à Saint-Jacques en 1987 et plus de 145 000 en 2009. Si l'on compte seulement 619 pèlerins en 1985, ils sont presque dix fois plus en 1989 (5.760). En 2010, année jubilaire, 272.135 pèlerins sont accueillis à Santiago.
Parallèlement à cela, apparaissent de nombreuses publications de récits de pèlerinages depuis les années 1970, et plusieurs films, parfois avec un large succès, qui popularisent le pèlerinage et incitent un public toujours plus large à prendre la route. La multiplication des centres d'hébergements démocratise, pour sa part, l'accès à un public peu randonneur. Le pèlerinage devient un élément moteur dans l’économie touristique de certaines régions, une «poule aux œufs d’or», voire une «pompe à phynance», diront les mauvaises langues.
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Voici ensuite quelques passages concernant les Basques, tirés du Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, attribué à Aimery Picaud de Parthenay-le-Vieux (1139). Ils proviennent du Ve livre du Liber Sancti Jacobi, en latin, conservé au chapitre de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle. Le tableau que fait cet auteur du Pays Basque démontre a contrario l’importance des lieux d’accueil, les hôpitaux, pour les pèlerins de passage. Il en dit également long sur la faiblesse de la christianisation des populations de notre pays à cette époque, au XIIe siècle. D’où le rôle essentiel du pèlerinage de saint Jacques de Compostelle pour répandre la Bonne nouvelle au travers d’un réseau d’institutions religieuses.
«Dans le Pays Basque, la route de Saint-Jacques franchit un mont remarquable appelé Port de Cize, soit parce que c’est par ce mont que les marchandises utiles sont transportées d’un pays dans l’autre. Pour le franchir, il y a huit milles à monter et autant à descendre. En effet, ce mont est si haut, qu’il paraît toucher le ciel; celui qui en fait l’ascension croit pouvoir, de sa propre main, tâter le ciel. (…)
C’est sur cette montagne, avant que le christianisme se fût répandu largement en Espagne, que les Navarrais impies et les Basques avaient coutume non seulement de dévaliser les pèlerins allant à Saint-Jacques, mais de les «chevaucher» comme des ânes et de les faire périr. Près de ce mont, vers le nord, est une vallée appelée le Val Carlos, dans laquelle se réfugia Charlemagne avec ses armées après que les combattants eurent été tués à Roncevaux. C’est par là que passent beaucoup de pèlerins allant à Saint-Jacques, quand ils ne veulent pas gravir la montagne (…). Après cette vallée, on entre dans le pays navarrais où ne manquent ni le pain, ni le vin, ni le lait, ni le bétail. Les Navarrais et les Basques se ressemblent et ont les mêmes caractéristiques dans leur façon de se nourrir et de se vêtir et dans leur langage, mais les Basques ont le visage plus blanc que les Navarrais.
Les Navarrais portent des vêtements noirs et courts qui s’arrêtent au genou, à la mode écossaise; ils ont des souliers qu’ils appellent lavarcas, faits de cuir non préparé et encore muni de poils, qu’ils attachent autour de leurs pieds avec des courroie, mais qui enveloppent seulement la plante des pieds laissant le dessus du pied nu. Ils portent des manteaux de laine de couleur sombre qui tombent jusqu’au coude, frangés, à la façon d’un capuchon et qu’ils appellent saies. Ces gens sont mal habillés et mangent et boivent mal; chez les Navarrais, toute la maisonnée, le serviteur comme le maître, la servante comme la maîtresse, tous ensemble mangent à la même marmite, les aliments qui y ont été mélangés, et cela avec leurs mains, sans se servir de cuillers et ils boivent dans le même gobelet. Quand on les regarde manger, on croirait voir des chiens ou des porcs dévore gloutonnement; en les écoutant parler, on croit entendre des chiens aboyer. Leur langue est en effet tout à fait barbare. Ils appellent Dieu Urcia, la mère de Dieu, Andrea Maria, le pain, orgui, le vin, ardum, la viande aragui, le poisson araign; la maison, echea; le maître de la maison, iaona; la maîtresse, andrea; l’église, elicera; la prêtre bela terra, ce qui veut dire belle terre; le blé, gari; l’eau, uric; le roi, ereguia; saint Jacques, Jaona domne Jacue.
C’est un peuple barbare, différent de tous les peuples et par ses coutumes et pas sa race, plein de méchanceté, noir de couleur, laid de visage, débauché, pervers, perfide, déloyal, corrompu, voluptueux, ivrogne, expert en toutes violences, féroce et sauvage, malhonnête et faux, impie et rude, cruel et querelleur, inapte à tout bon sentiment, dressé à tous les vices et iniquités. Il est semblable aux Gètes et aux Sarrasins par sa malice et de toutes façons ennemi de notre peuple de France. Pour un sou seulement, le Navarrais ou le Basque tue, s’il le peut, un Français. Dans certaines régions de leurs pays, en Biscaye et Alava, quand les Navarrais se chauffent, l’homme montre à la femme et la femme à l’homme ce qu’il devrait cacher. Les Navarrais forniquent honteusement avec les bestiaux; on raconte que le Navarrais met un cadenas à sa mule et sa jument pour empêcher tout autre que lui-même d’en jouir. La femme comme la mule est livrée à sa débauche.
Voilà pourquoi tous les gens avertis réprouvent les Navarrais. Pourtant, ils sont bons sur le champ de bataille, mais mauvais pour l’assaut des forteresses, réguliers dans le paiement des dîmes, accoutumés à faire des offrandes pour l’autel; chaque jour, en effet, quand il va à l’église, la Navarrais fait à Dieu l’offrande de pain, de vin, de blé ou d’autre chose.Partout où va le Navarrais ou le Basque, il emporte comme un chasseur une corne suspendue à son cou et il tient habituellement à la main deux ou trois javelots qu’il appelle auconas. Et quand il entre dans sa maison ou y revient, il siffle comme un milan, et quand il est dans les lieux secrets ou caché dans la solitude pour faire le guet et qu’il veut dans le silence appeler ses compagnons, ou bien il imite la hululement du hibou, ou il hurle comme un loup.
On raconte communément que les Basques sont issus de la même race que les Ecossais parce qu’ils leur ressemblent par leurs coutumes et par leurs traits. Jules César envoya, dit-on, en Espagne, trois peuples, les Nubiens, les Ecossais et les coués de Cornouailles, pour faire la guerre aux peuples d’Espagne qui refusait de payer un tribut; il leur donna l’ordre de faire périr par le glaive tous les mâles, épargnant seulement la vie des femmes. Ces gens étant venus par mer, atterrirent dans ce pays et après avoir brisé leurs vaisseaux, dévastèrent tout par le fer et par le feu depuis Barcelone jusqu’à Saragosse et de Bayonne jusqu’au mont Oca. Ils ne purent aller plus loin car les Castillans s’unirent pour les chasser de leur territoire. S’étant donc enfuis, ils atteignirent les Monts Marins qui sont entre Najera, Pampelune et Bayonne, du côté de la mer en terre de Biscaye et d’Alava où ils s’installèrent, construisirent de nombreuses forteresses et massacrèrent tous les mâles; s’étant emparés de leurs épouses par le force, ils en eurent des enfants qui par la suite furent appelés Navarrais; c’est ainsi que s’explique le nom de Navarrais non vrai, car ils ne sont pas issus d’une race pure ou d’une souche légitime. Les Navarrais en outre prirent leur nom d’abord d’une ville appelée Naddaver qui est dans le pays d’où ils sortirent à l’origine; cette ville fut, dès les premiers temps, convertie au Seigneur par la prédication du bienheureux Mathieu, apôtre et évangéliste».

L’histoire du pèlerinage, ses aléas au fil des siècles, les commentaires parus à ses débuts concernant les populations «indigènes» et les régions traversées, éclairent un enjeu majeur de ce phénomène, en principe d’abord religieux. Il s’agit de christianiser des peuples encore marqués par le paganisme et de reconquérir des territoires hier occupés par les musulmans. Des forces sociales sont mobilisées au service de l’hégémonie de monarchies théocratiques. Comme pour les guerres de religion, la querelle théologique est liée à la lutte de factions pour le pouvoir politique et économique. Une situation que nous connaissons bien en ce début du XXIe siècle.

(1) Les deux historiens Elie Lambert et René Cuzacq ont polémiqué entre autre à ce sujet, dans la revue Gure Herria (1952, n° 4 et 5).
(2) Traduction de Jeanne Vieillard, Protat éditeur, Macon, 1950, 150 p. Extraits de la page 25 à 33.

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